B
B. Lafferty
Guest
From L'Express
La confession d'Emma
par Jérôme Dupuis
«Le programme médical»
Emma O'Reilly a rencontré pour la première fois l'un des
auteurs le 23 juin 2003, dans sa maison du Cheshire, dans le
nord de l'Angleterre. Sans magnétophone ni carnets. Juste
une longue discussion sur ses cinq ans passés au sein de
l'équipe, sur le cyclisme professionnel et les secrets de
l'US Postal. [...] «J'étais juste une Irlandaise diplômée en
électricité, reconvertie dans le massage et qui, engagée par
une équipe cycliste, avait fini par travailler directement
avec Lance Armstrong quand il avait gagné son premier Tour
de France.» [...] Emma a apprécié ses trois premières années
et demie, mais sachant ce qu'elle sait, elle ne peut plus
affirmer que le cyclisme est admirable. [...] Elle a tout
vu, mais, comme les autres, elle a obéi à l'omerta.
Maintenant, elle est prête à briser la loi du silence.
[...] L'ironie du sort, c'est qu'Emma O'Reilly aimait
beaucoup Lance Armstrong. [...] La première année [1998],
Armstrong se méfie de Johnny Weltz, le directeur sportif,
et c'est à elle qu'il se confie. Elle apprécie sa force de
caractère; il affronte les problèmes, sait décider.
Ambitieux, il n'a pas peur d'entraîner l'équipe dans la
direction qu'il estime être la bonne, ne négligeant aucun
détail. C'est lui qui impose par exemple que les céréales
soient bannies du petit déjeuner. «Regardez-moi ça, dit-il
un jour en pointant du doigt les barres de muesli. Tu sais
combien de calories il y a là dedans? Ce truc tient avec
du sucre. Ça ne va pas.» Et le muesli disparaît de la
table de l'équipe.
Elle le trouve drôle. Son humour est parfois absurde, mais
il lui plaît. Elle apprécie aussi qu'il se moque, comme
elle, du politiquement correct, la surpassant même dans ce
domaine. Elle aime son côté obtus: je vous dis ce que je
vais faire, et je le fais. Par exemple, il a gardé une dent
contre les équipes européennes qui ont refusé de l'engager
après son cancer et il tient à le leur faire payer. Et Emma
pense: «Eh bien, Lance, tu leur montres ce que tu sais
faire, tu leur fais payer.» [...]
Le Ritz et la Rolex
Quiconque a suivi le Tour de France 1999 ne peut oublier la
performance d'Armstrong. Non content d'avoir gagné le
prologue, il prend la tête de la course après une victoire
éblouissante dans le premier contre- la-montre à Metz, et
surpasse ses rivaux dans la montagne. Le 14 juillet, il se
livre à une nouvelle démonstration impériale au sommet de
l'Alpe-d'Huez. Emma se souvient de la façon dont Armstrong a
mis ses rivaux sous l'éteignoir ce jour-là, mais plus encore
de sa conversation, l'après-midi, avec Christie,
commentatrice d'Eurosport et épouse de l'ancien coureur
australien Phil Anderson. O'Reilly avait remarqué une belle
Rolex au poignet de la Californienne, trop petite pour une
montre d'homme, un peu grande pour une montre de femme, et
c'est précisément ce qui lui avait plu.
«C'est vraiment une belle montre, Christie. Est-ce que je
peux la voir?
- Emma, elle vaut 4 000 dollars, c'est un cadeau de Phil.
- Tu sais, mon chou, je peux m'offrir une montre à 4 000
dollars. Ne me prends pas de haut parce que je ne suis
qu'une employée.»
[...] Ce soir-là, en massant Armstrong, elle lui raconte sa
discussion avec Christie. «Pour qui se prend-elle? Elle
croit que je ne peux pas me payer une Rolex? C'est un peu
idiot de dépenser autant pour une montre, mais si je le
voulais, je pourrais.» Armstrong, qui trouve aussi Christie
Anderson assez exaspérante, l'écoute avec sympathie.
«Regarde, Emma, je ne m'en suis pas débarrassé; peux-
tu mettre ca à la poubelle»
Deux semaines plus tard environ, le Tour arrive à Paris. Un
travail d'enfer pour Emma, qui doit vider les Fiat prêtées
aux équipes pour la course et surveiller que rien ne manque
dans les camions de l'US Postal. Fatiguée, de mauvais poil,
elle est loin d'avoir fini de ranger quand on l'informe
qu'elle est attendue au Ritz avec Julien de Vriese [mécano
de l'équipe US Postal]. Armstrong veut les voir. [...] Avec
tout ce qu'ils ont encore à faire, tous deux renâclent.
«Nous étions crevés, de mauvaise humeur, et nous faisions
peine à voir, avec nos shorts crasseux. Je portais une
vieille chemise Trek, le genre de truc que mettent les
pompistes. Julien avait aussi sa veste de pompiste.»
[...] [Au Ritz], la porte s'ouvre et tout le monde retrouve
le sourire. [...] Chambre, salle de bains et salon spacieux,
le vainqueur du Tour de France vit déjà très
confortablement. Kristin est en train de couper les cheveux
de son mari. «Laissez Kristin finir», leur demande Lance.
«On parlera ensuite» [...] Une fois ses cheveux coupés,
Armstrong se lève et leur offre deux magnifiques Rolex. Le
cadeau est fait simplement, mais avec sincérité. Lance veut
témoigner sa reconnaissance à ces deux personnes qui ont
joué un rôle important en coulisses. D'ordinaire, soigneurs
et mécano ne reçoivent pas de Rolex de leurs patrons, et le
caractère inattendu du présent ne le rend que plus précieux
aux yeux d'O'Reilly et de De Vriese.
En quittant l'hôtel, Julien plaisante avec Emma. «Ce doit
être un cadeau de Kristin. Jamais Lance n'aurait dépensé
autant d'argent pour nous.» Ils savent tous deux que c'est
Lance qui a demandé à sa femme de les acheter. De retour en
Angleterre, Emma fera assurer la montre, évaluée à 4 000
dollars. Elle remarquera la date de garantie: 16 juillet.
Les montres ont donc été achetées deux jours après cette
conversation tendue avec Christie Anderson. [...]
Avec ou sans?
Armstrong a du charisme, une autorité naturelle, et il est
animé d'une ambition farouche. C'est un leader, aussi à
l'aise dans une pièce remplie de journalistes que face aux
meilleurs coureurs dans les plus grandes courses. En pleine
convalescence, il s'adresse par exemple aux 200 convives
d'un dîner hollywoodien en smoking, organisé en l'honneur
des cyclistes américains médaillés olympiques:
«Qu'en pensez-vous?» leur demande-t-il en montrant le béret
noir qu'il porte. «Est-ce que c'est mieux avec?»
Il attend quelques secondes avant de l'ôter et d'exhiber son
crâne rendu chauve par la chimiothérapie. «Ou est-ce que
c'est mieux sans?»
Devant le malaise de l'auditoire, il continue. «Qu'en pensez-
vous?» Puis il remet son béret, «Avec?», l'enlève à nouveau:
«Ou sans?»
«Enlevez-le! Vous n'êtes pas obligé de le porter!» s'écrie
une voix dans la salle. Il sourit et ôte son béret. Il vient
de réussir brillamment sa démonstration: il faut attaquer de
front la peur qu'inspire le cancer, et en s'y attaquant on
la réduit à néant. [...]
Arrêtée par la police...
A la fin de l'été 1998, Armstrong court le Tour des Pays-Bas
et démontre que sa forme se maintient en finissant 4e. [...]
[Le dernier jour] O'Reilly propose à Lance de l'emmener [à
l'aéroport], et ils font le voyage dans une des VW Passat
[aux couleurs] de l'équipe. A l'aéroport, Armstrong tend à
Emma un sac noir soigneusement empaqueté. «Regarde, Emma, je
ne m'en suis pas débarrassé; peux-tu mettre ça à la
poubelle?» Ce sont des seringues vides qu'Armstrong a
utilisées pendant le Tour des Pays-Bas et qu'il ne veut pas
laisser derrière lui à l'hôtel. «Oui, pas de problème», répond-
elle. Ce ne doit être qu'un travail de routine.
«Je savais que la voiture appartenait à l'écurie US Postal
et je m'affolais un peu en me demandant où j'allais jeter
ça. Je ne pouvais pas m'arrêter à la première station-
service sur l'autoroute et c'était trop dangereux de le
mettre dans une poubelle publique. Le Tour de France 1998,
avec tous ses scandales, n'était terminé que depuis quatre
semaines et il y avait un vrai risque que quelqu'un ne
récupère le paquet dans une poubelle. Je me suis dit que le
mieux pour moi était de garder ça dans la voiture jusqu'à
mon arrivée.
Après la frontière belge, j'ai commencé à conduire
allègrement. Pas à une vitesse folle, mais au-delà de la
limite autorisée. Sachant ce que je transportais, je roulais
cependant moins vite que d'habitude. Tout à coup, j'ai
aperçu le gyrophare d'une voiture de police dans mon
rétroviseur. «Oh, merde!» J'allais devoir m'arrêter, et je
ne pensais qu'aux seringues. Il y avait une bretelle qui
conduisait vers une station-service, je m'y suis engagée, la
voiture de police m'a suivie. Qu'est ce que j'allais leur
dire? Je me sentais déjà trembler. Je me demandais: combien
de seringues y a-t-il dans le paquet? Six ou dix, et quelles
traces allaient-ils trouver dans ces seringues? C'était
vraiment n'importe quoi. Je sentais que j'étais en sueur.
J'ai vu le policier sortir de sa voiture et s'approcher de
moi. J'ai pensé que je devais commencer par m'excuser pour
ma conduite trop rapide:
- Je suis vraiment désolée...
- Non, non, il n'y a pas de problème. Vous connaissez
Mark Gorski?
- Euh... Oui, c'est mon patron.
- J'ai couru avec Mark dans les années 1980.
- Ah, vraiment, ça alors!
[...] Avant la fin de la conversation, ce flic était devenu
mon meilleur ami. Nous nous sommes séparés en excellents
termes, mon paquet secret en sécurité dans la boîte à gants
de la voiture. Je ne savais pas ce qu'il y avait dans ces
seringues, mais je ne voulais pas que quelqu'un le découvre.
Vu sous cet angle, c'était drôle.»
[...]
Emma passe la frontière
Le 6 mai 1999, Lance Armstrong termine un court camp
d'entraînement dans les Pyrénées. Il est parti en
reconnaissance sur le parcours que le Tour de France doit
emprunter deux mois plus tard. Seules quelques personnes
triées sur le volet l'accompagnent: le directeur sportif,
Johan Bruyneel, le docteur Luis del Moral, le mécanicien
Julien de Vriese et Emma O'Reilly. [...] Au moment de se
séparer pour regagner leurs foyers respectifs, Armstrong lui
demande si elle pourrait aller à Piles, le siège espagnol de
l'équipe, sur la côte est, pour récupérer des produits
médicaux auprès de Del Moral. Elle accepte: «Bon d'accord,
je le ferai cette fois.» O'Reilly veut que son fiancé, Simon
Lillistone, soit du voyage et elle en informe Armstrong. «Ne
dis pas à Simon ce que tu fais», lui dit-il. [...]. Pour son
voyage à Piles, elle loue une voiture avec sa carte de
crédit professionnelle. «Une Xsara bleu marine, au garage
Citroën, à Béziers. [...] Je suis partie un vendredi après-
midi par l'autoroute. Il m'a fallu près de cinq heures pour
gagner Piles. Il était environ 21 h 15 quand je suis
arrivée. [...] C'est le samedi après midi, pendant que nous
nettoyions les camions, que Bruyneel s'est pointé. Je me
tenais à l'entrée du garage quand Johan m'a glissé
discrètement un flacon de comprimés dans les mains, il me
l'a tendu comme ça, la boîte cachée dans la paume de sa
main. Il passait devant moi et je l'ai prise sans que
personne ne me voie.
Johan était particulièrement charmant ce jour-là. Je n'avais
pas demandé à Lance ce que je devais transporter, car je ne
voulais pas le savoir. Ce flacon était rond, ne mesurait pas
plus de 10 ou 12 centimètres. On voyait les cachets blancs à
travers le plastique brun. Il y en avait peut-être deux
douzaines à l'intérieur. Je suis entrée dans la maison et
j'ai rangé précieusement le flacon dans ma trousse de
toilette.»
«Quand je lui ai demandé ce qu'il allait faire, il a
ri et m'a dit: "Tu sais, ce que tout le monde fait."»
[Le dimanche matin] après le repas, O'Reilly entreprend son
long voyage de retour vers la France. «Il faisait déjà nuit
quand je suis arrivée à la frontière. Je suppose que c'était
parce que c'était un dimanche soir, mais c'est la seule fois
de ma vie où j'ai vu une file de voitures à un poste
douanier. On avait du mal à le croire, je n'avais vraiment
pas besoin de ça. En patientant dans la queue, j'ai commencé
à devenir nerveuse. Je tentais de me rassurer en me disant
que ma voiture de location avait peu de chances d'être
fouillée, mais si elle l'était? Et si j'étais prise et
arrêtée? J'avais mal à l'estomac. [...] Le drame a pris fin
quand on m'a fait signe de passer. J'ai poussé un soupir de
soulagement. Dieu merci, je m'en étais sortie.»
[Emma doit voir] Armstrong le lendemain matin, sur le
parking d'un McDonald's de la banlieue niçoise. Le rendez-
vous est prévu à 11 h 30, mais il est presque midi quand
elle arrive. Elle place le flacon de comprimés dans la poche
de la porte du conducteur pour faciliter les opérations.
Armstrong n'aime pas qu'on le fasse attendre et, en route,
elle l'a appelé pour s'excuser. «Je lui ai dit: «Excuse-moi,
je vais être en retard.» Il m'a répondu: «Non, ne t'en fais
pas, ça va aller.» C'était inhabituel de sa part.
En arrivant sur le parking du McDo, je me suis garée à
droite de la Passat bleue de Lance. Lance est sorti de la
voiture et je lui ai tendu le flacon. Tout s'est passé en
quelques secondes. Nous n'avons plus jamais reparlé de ce
voyage en Espagne.»
«Je vais faire comme les autres»
[...] Emma O'Reilly se souvient non seulement du Critérium
du Dauphiné libéré 1999 à cause des déboires de Vaughters
[coéquipier d'Amstrong] le dernier jour, mais aussi pour une
autre raison. «Un soir, pendant la course, je faisais un
massage à Lance, et il m'a dit que son taux d'hématocrite
(1) était à 41 ce jour-là. Sans réfléchir, je lui ai
répondu: «Mais c'est terrible, 41, qu'est-ce que tu vas
faire?» Tout le monde dans le cyclisme sait qu'on ne peut
pas gagner avec un taux de 41. Il m'a regardé et m'a dit:
«Emma, tu sais ce que je vais faire, je vais faire comme les
autres.» J'ai pensé: «Mon Dieu, ouais.» J'avais l'air
stupide de lui demander ça. Je l'ai noté dans mon agenda: «L
était à 41 aujourd'hui et quand je lui ai demandé ce qu'il
allait faire, il a ri et m'a dit: «Tu sais, ce que tout le
monde fait.» Je savais exactement ce qu'il allait faire.»
Lance veut du maquillage
[...] Le Tour de France 1999 prend le départ un samedi, le 3
juillet. La veille, les coureurs se présentent à l'examen
médical pour savoir s'ils sont aptes à courir trois
semaines. Même si cette cérémonie officielle est plus
organisée pour les médias que pour des raisons médicales,
les coureurs ne peuvent y couper. Un coureur du niveau de
Lance Armstrong sait très bien que lorsqu'on lui prendra la
tension, lorsqu'on mesurera sa capacité respiratoire ou son
rythme cardiaque, les photographes seront là. Mais ce jour-
là, pourtant, il y a un problème.
«Lance m'a demandé, se souvient O'Reilly, de chercher dans
mon nécessaire à maquillage si j'avais quelque chose pour
cacher les hématomes causés par les seringues sur son bras,
son bras droit si j'ai bonne mémoire. Son raisonnement était
qu'il ne voulait pas que des gens voient ces traces et se
mettent à soupçonner quelque chose. Je lui ai dit: «Lance,
il te faut quelque chose de plus costaud que ce que j'ai.»
C'était la première fois qu'on me demandait un truc pareil.
Sachant que mon maquillage ne servirait à rien, je suis
allée dans une boutique acheter un fond de teint couvrant.
Il se l'est étalé et nous avons rigolé, car je trouvais que
ça ne faisait pas très bien.»
Les cyclistes reçoivent continuellement des piqûres de
vitamines et des perfusions de glucose. Pourquoi Armstrong
se donne-t-il tant de mal pour cacher des marques de piqûres
de seringue sur son bras? Quels sont les produits qui
peuvent être injectés à cet endroit du corps? Nous avons
demandé leur avis à plusieurs spécialistes.
Jean-Pierre de Mondenard, qui a exercé pendant dix ans dans
un centre pour enfants diabétiques, explique qu'une piqûre
injectée sur la face externe du haut d'un bras est très
spécifique: «Il s'agit d'un vaccin, d'insuline, d'EPO, ou
d'hormone de croissance. Tout ce qui est autorisé, les
vitamines, le fer, les produits de récupération, se fait
dans la fesse. A la rigueur, une intramusculaire peut
également se faire dans la cuisse. Le haut du bras ne permet
qu'une injection de faible profondeur, et donc l'usage de
petites aiguilles à insuline. Et il est plus facile de s'y
faire un hématome.»
[...]Qu'en pense ***** Voet, l'ancien soigneur de l'équipe
Festina, qui a vingt ans d' «expérience» en la matière? «En
haut du bras, on injectait l'hormone de croissance, l'EPO,
les corticoïdes ou encore les amphétamines, explique-t-il.
En fait, tout ce qui n'est pas «huileux». Les autres
produits, le fer, les vitamines par exemple, on les
injectait dans une fesse, dans un endroit où il y a assez de
«viande». Les piqûres dans le bras sont sous-cutanées. On
utilise des petites aiguilles genre insuline.»
Le fond de teint d'O'Reilly remplit son rôle, car le
contrôle médical se déroule sans incident. Le lendemain,
Armstrong court le prologue du Puy-du-Fou et écrase ses
rivaux au terme d'une performance éblouissante. «Quand il a
gagné, nous sommes tombés raides», dit O'Reilly.
[...]
Positif aux corticoïdes
L'étape du lendemain rallie Montaigu à Challans, dans
l'ouest de la France, et Armstrong réussit à garder le
maillot jaune. A ce titre, il doit à nouveau se soumettre au
contrôle antidopage. Ce 4 juillet, jour de fête nationale
dans son pays, Armstrong est contrôlé positif. On trouve
dans ses urines des traces de triamcinolone acétonide, un
corticoïde de synthèse à action retard qui ne peut émaner en
aucun cas d'une sécrétion naturelle. [...] Problème,
toutefois: sur le procès-verbal du contrôle médical
d'Armstrong réalisé à Challans, dans la colonne «Médicaments
pris», il est écrit: «néant». Le contrôle a eu lieu le
dimanche soir à 17 heures et deux semaines s'écoulent avant
que le résultat positif d'Armstrong soit éventé par le
quotidien Le Monde.
Le surlendemain, la course reprend avec une étape dans les
Pyrénées, qui arrive dans la station de sports d'hiver de
Piau-Engaly. Armstrong a récupéré le maillot jaune,
abandonné deux jours après son prologue au Puy-du-Fou, et il
contrôle la course de main de maître. Ce soir-là, il prend
l'hélicoptère pour revenir de l'arrivée, survolant les
embouteillages, et arrive à l'hôtel de l'équipe bien avant
ses coéquipiers. O'Reilly fait partie de ceux qui sont
coincés sur la route, mais elle se console en pensant
qu'elle aura moins de travail le soir.
«Ils ont conclu: douleur à la selle, pommade aux
corticoïdes, avec une ordonnance antidatée»
«L'un de mes trois coureurs, Jonathan Vaughters, avait déjà
dû abandonner et il ne me restait que Lance et Kevin
Livingston. En prenant l'hélicoptère, Lance allait arriver
environ deux heures avant nous, et je pensais qu'il aurait
demandé à un autre soigneur de lui faire son massage. Il
avait besoin de manger et de dormir autant qu'il pouvait. Et
je pensais: «Bon, je n'aurai qu'à m'occuper de Kevin ce
soir, ce ne sera pas trop mal.» Mais, quand je suis arrivée
à l'hôtel, il était là, assis sur son lit, à m'attendre.
J'ai trouvé ça mignon.»
Dès l'après-midi, Le Monde, dont l'un des journalistes a vu
une copie du résultat, a essayé d'obtenir une réaction de
l'équipe US Postal au papier qui venait de paraître à Paris,
selon lequel Armstrong avait été contrôlé positif aux
corticoïdes. [...]
Selon O'Reilly, la réponse de l'US Postal a été mise au
point pendant son massage tardif à Armstrong ce soir-là.
«Deux membres du staff de l'US Postal ont passé un moment
dans la pièce. Ils parlaient en disant: «Qu'est- ce qu'on va
faire, qu'est-ce qu'on va faire? Restons calmes, restons
groupés, pas de panique, il faut qu'on ait tous la même
histoire en sortant d'ici.» On avait l'impression que la
merde allait sortir et il fallait trouver une explication.
Et c'est ce qu'ils ont conclu: douleur à la selle, pommade
aux corticoïdes, avec une ordonnance antidatée. Je savais
déjà pour le corticoïde, car Lance me l'avait dit. Il
m'avait dit qu'il avait pris un corticoïde avant ou pendant
la Route du Sud, le mois précédent, et il pensait qu'il
serait OK pour le Tour. Il pensait que le produit avait été
complètement éliminé de son organisme, mais, sans qu'on
comprenne pourquoi, il est réapparu. Je ne me souviens pas
d'avoir jamais entendu parler d'une douleur à la selle au
départ du Tour de France, mais, de toute façon, il m'a dit
de façon catégorique que ce n'était pas la pommade. Plus
tard, ce soir-là, il y a eu un branle-bas de combat pour
trouver Luis [del Moral, le médecin de l'équipe], qui devait
établir l'ordonnance.» Raison officielle, donc: une
dermatite allergique à la selle.
«Maintenant, tu en sais assez pour me faire tomber»
Ce mardi soir, Armstrong dira à O'Reilly, d'un air piteux:
«Maintenant, Emma, tu en sais assez pour me faire tomber.»
Une remarque si saisissante que c'est la dernière chose
qu'Emma a notée dans son agenda à la date du 20 juillet.
(1) Taux de globules rouges dans le sang. L'EPO, considéré
comme un produit dopant, permet de le faire augmenter et
d'améliorer les performances des coureurs.
La confession d'Emma
par Jérôme Dupuis
«Le programme médical»
Emma O'Reilly a rencontré pour la première fois l'un des
auteurs le 23 juin 2003, dans sa maison du Cheshire, dans le
nord de l'Angleterre. Sans magnétophone ni carnets. Juste
une longue discussion sur ses cinq ans passés au sein de
l'équipe, sur le cyclisme professionnel et les secrets de
l'US Postal. [...] «J'étais juste une Irlandaise diplômée en
électricité, reconvertie dans le massage et qui, engagée par
une équipe cycliste, avait fini par travailler directement
avec Lance Armstrong quand il avait gagné son premier Tour
de France.» [...] Emma a apprécié ses trois premières années
et demie, mais sachant ce qu'elle sait, elle ne peut plus
affirmer que le cyclisme est admirable. [...] Elle a tout
vu, mais, comme les autres, elle a obéi à l'omerta.
Maintenant, elle est prête à briser la loi du silence.
[...] L'ironie du sort, c'est qu'Emma O'Reilly aimait
beaucoup Lance Armstrong. [...] La première année [1998],
Armstrong se méfie de Johnny Weltz, le directeur sportif,
et c'est à elle qu'il se confie. Elle apprécie sa force de
caractère; il affronte les problèmes, sait décider.
Ambitieux, il n'a pas peur d'entraîner l'équipe dans la
direction qu'il estime être la bonne, ne négligeant aucun
détail. C'est lui qui impose par exemple que les céréales
soient bannies du petit déjeuner. «Regardez-moi ça, dit-il
un jour en pointant du doigt les barres de muesli. Tu sais
combien de calories il y a là dedans? Ce truc tient avec
du sucre. Ça ne va pas.» Et le muesli disparaît de la
table de l'équipe.
Elle le trouve drôle. Son humour est parfois absurde, mais
il lui plaît. Elle apprécie aussi qu'il se moque, comme
elle, du politiquement correct, la surpassant même dans ce
domaine. Elle aime son côté obtus: je vous dis ce que je
vais faire, et je le fais. Par exemple, il a gardé une dent
contre les équipes européennes qui ont refusé de l'engager
après son cancer et il tient à le leur faire payer. Et Emma
pense: «Eh bien, Lance, tu leur montres ce que tu sais
faire, tu leur fais payer.» [...]
Le Ritz et la Rolex
Quiconque a suivi le Tour de France 1999 ne peut oublier la
performance d'Armstrong. Non content d'avoir gagné le
prologue, il prend la tête de la course après une victoire
éblouissante dans le premier contre- la-montre à Metz, et
surpasse ses rivaux dans la montagne. Le 14 juillet, il se
livre à une nouvelle démonstration impériale au sommet de
l'Alpe-d'Huez. Emma se souvient de la façon dont Armstrong a
mis ses rivaux sous l'éteignoir ce jour-là, mais plus encore
de sa conversation, l'après-midi, avec Christie,
commentatrice d'Eurosport et épouse de l'ancien coureur
australien Phil Anderson. O'Reilly avait remarqué une belle
Rolex au poignet de la Californienne, trop petite pour une
montre d'homme, un peu grande pour une montre de femme, et
c'est précisément ce qui lui avait plu.
«C'est vraiment une belle montre, Christie. Est-ce que je
peux la voir?
- Emma, elle vaut 4 000 dollars, c'est un cadeau de Phil.
- Tu sais, mon chou, je peux m'offrir une montre à 4 000
dollars. Ne me prends pas de haut parce que je ne suis
qu'une employée.»
[...] Ce soir-là, en massant Armstrong, elle lui raconte sa
discussion avec Christie. «Pour qui se prend-elle? Elle
croit que je ne peux pas me payer une Rolex? C'est un peu
idiot de dépenser autant pour une montre, mais si je le
voulais, je pourrais.» Armstrong, qui trouve aussi Christie
Anderson assez exaspérante, l'écoute avec sympathie.
«Regarde, Emma, je ne m'en suis pas débarrassé; peux-
tu mettre ca à la poubelle»
Deux semaines plus tard environ, le Tour arrive à Paris. Un
travail d'enfer pour Emma, qui doit vider les Fiat prêtées
aux équipes pour la course et surveiller que rien ne manque
dans les camions de l'US Postal. Fatiguée, de mauvais poil,
elle est loin d'avoir fini de ranger quand on l'informe
qu'elle est attendue au Ritz avec Julien de Vriese [mécano
de l'équipe US Postal]. Armstrong veut les voir. [...] Avec
tout ce qu'ils ont encore à faire, tous deux renâclent.
«Nous étions crevés, de mauvaise humeur, et nous faisions
peine à voir, avec nos shorts crasseux. Je portais une
vieille chemise Trek, le genre de truc que mettent les
pompistes. Julien avait aussi sa veste de pompiste.»
[...] [Au Ritz], la porte s'ouvre et tout le monde retrouve
le sourire. [...] Chambre, salle de bains et salon spacieux,
le vainqueur du Tour de France vit déjà très
confortablement. Kristin est en train de couper les cheveux
de son mari. «Laissez Kristin finir», leur demande Lance.
«On parlera ensuite» [...] Une fois ses cheveux coupés,
Armstrong se lève et leur offre deux magnifiques Rolex. Le
cadeau est fait simplement, mais avec sincérité. Lance veut
témoigner sa reconnaissance à ces deux personnes qui ont
joué un rôle important en coulisses. D'ordinaire, soigneurs
et mécano ne reçoivent pas de Rolex de leurs patrons, et le
caractère inattendu du présent ne le rend que plus précieux
aux yeux d'O'Reilly et de De Vriese.
En quittant l'hôtel, Julien plaisante avec Emma. «Ce doit
être un cadeau de Kristin. Jamais Lance n'aurait dépensé
autant d'argent pour nous.» Ils savent tous deux que c'est
Lance qui a demandé à sa femme de les acheter. De retour en
Angleterre, Emma fera assurer la montre, évaluée à 4 000
dollars. Elle remarquera la date de garantie: 16 juillet.
Les montres ont donc été achetées deux jours après cette
conversation tendue avec Christie Anderson. [...]
Avec ou sans?
Armstrong a du charisme, une autorité naturelle, et il est
animé d'une ambition farouche. C'est un leader, aussi à
l'aise dans une pièce remplie de journalistes que face aux
meilleurs coureurs dans les plus grandes courses. En pleine
convalescence, il s'adresse par exemple aux 200 convives
d'un dîner hollywoodien en smoking, organisé en l'honneur
des cyclistes américains médaillés olympiques:
«Qu'en pensez-vous?» leur demande-t-il en montrant le béret
noir qu'il porte. «Est-ce que c'est mieux avec?»
Il attend quelques secondes avant de l'ôter et d'exhiber son
crâne rendu chauve par la chimiothérapie. «Ou est-ce que
c'est mieux sans?»
Devant le malaise de l'auditoire, il continue. «Qu'en pensez-
vous?» Puis il remet son béret, «Avec?», l'enlève à nouveau:
«Ou sans?»
«Enlevez-le! Vous n'êtes pas obligé de le porter!» s'écrie
une voix dans la salle. Il sourit et ôte son béret. Il vient
de réussir brillamment sa démonstration: il faut attaquer de
front la peur qu'inspire le cancer, et en s'y attaquant on
la réduit à néant. [...]
Arrêtée par la police...
A la fin de l'été 1998, Armstrong court le Tour des Pays-Bas
et démontre que sa forme se maintient en finissant 4e. [...]
[Le dernier jour] O'Reilly propose à Lance de l'emmener [à
l'aéroport], et ils font le voyage dans une des VW Passat
[aux couleurs] de l'équipe. A l'aéroport, Armstrong tend à
Emma un sac noir soigneusement empaqueté. «Regarde, Emma, je
ne m'en suis pas débarrassé; peux-tu mettre ça à la
poubelle?» Ce sont des seringues vides qu'Armstrong a
utilisées pendant le Tour des Pays-Bas et qu'il ne veut pas
laisser derrière lui à l'hôtel. «Oui, pas de problème», répond-
elle. Ce ne doit être qu'un travail de routine.
«Je savais que la voiture appartenait à l'écurie US Postal
et je m'affolais un peu en me demandant où j'allais jeter
ça. Je ne pouvais pas m'arrêter à la première station-
service sur l'autoroute et c'était trop dangereux de le
mettre dans une poubelle publique. Le Tour de France 1998,
avec tous ses scandales, n'était terminé que depuis quatre
semaines et il y avait un vrai risque que quelqu'un ne
récupère le paquet dans une poubelle. Je me suis dit que le
mieux pour moi était de garder ça dans la voiture jusqu'à
mon arrivée.
Après la frontière belge, j'ai commencé à conduire
allègrement. Pas à une vitesse folle, mais au-delà de la
limite autorisée. Sachant ce que je transportais, je roulais
cependant moins vite que d'habitude. Tout à coup, j'ai
aperçu le gyrophare d'une voiture de police dans mon
rétroviseur. «Oh, merde!» J'allais devoir m'arrêter, et je
ne pensais qu'aux seringues. Il y avait une bretelle qui
conduisait vers une station-service, je m'y suis engagée, la
voiture de police m'a suivie. Qu'est ce que j'allais leur
dire? Je me sentais déjà trembler. Je me demandais: combien
de seringues y a-t-il dans le paquet? Six ou dix, et quelles
traces allaient-ils trouver dans ces seringues? C'était
vraiment n'importe quoi. Je sentais que j'étais en sueur.
J'ai vu le policier sortir de sa voiture et s'approcher de
moi. J'ai pensé que je devais commencer par m'excuser pour
ma conduite trop rapide:
- Je suis vraiment désolée...
- Non, non, il n'y a pas de problème. Vous connaissez
Mark Gorski?
- Euh... Oui, c'est mon patron.
- J'ai couru avec Mark dans les années 1980.
- Ah, vraiment, ça alors!
[...] Avant la fin de la conversation, ce flic était devenu
mon meilleur ami. Nous nous sommes séparés en excellents
termes, mon paquet secret en sécurité dans la boîte à gants
de la voiture. Je ne savais pas ce qu'il y avait dans ces
seringues, mais je ne voulais pas que quelqu'un le découvre.
Vu sous cet angle, c'était drôle.»
[...]
Emma passe la frontière
Le 6 mai 1999, Lance Armstrong termine un court camp
d'entraînement dans les Pyrénées. Il est parti en
reconnaissance sur le parcours que le Tour de France doit
emprunter deux mois plus tard. Seules quelques personnes
triées sur le volet l'accompagnent: le directeur sportif,
Johan Bruyneel, le docteur Luis del Moral, le mécanicien
Julien de Vriese et Emma O'Reilly. [...] Au moment de se
séparer pour regagner leurs foyers respectifs, Armstrong lui
demande si elle pourrait aller à Piles, le siège espagnol de
l'équipe, sur la côte est, pour récupérer des produits
médicaux auprès de Del Moral. Elle accepte: «Bon d'accord,
je le ferai cette fois.» O'Reilly veut que son fiancé, Simon
Lillistone, soit du voyage et elle en informe Armstrong. «Ne
dis pas à Simon ce que tu fais», lui dit-il. [...]. Pour son
voyage à Piles, elle loue une voiture avec sa carte de
crédit professionnelle. «Une Xsara bleu marine, au garage
Citroën, à Béziers. [...] Je suis partie un vendredi après-
midi par l'autoroute. Il m'a fallu près de cinq heures pour
gagner Piles. Il était environ 21 h 15 quand je suis
arrivée. [...] C'est le samedi après midi, pendant que nous
nettoyions les camions, que Bruyneel s'est pointé. Je me
tenais à l'entrée du garage quand Johan m'a glissé
discrètement un flacon de comprimés dans les mains, il me
l'a tendu comme ça, la boîte cachée dans la paume de sa
main. Il passait devant moi et je l'ai prise sans que
personne ne me voie.
Johan était particulièrement charmant ce jour-là. Je n'avais
pas demandé à Lance ce que je devais transporter, car je ne
voulais pas le savoir. Ce flacon était rond, ne mesurait pas
plus de 10 ou 12 centimètres. On voyait les cachets blancs à
travers le plastique brun. Il y en avait peut-être deux
douzaines à l'intérieur. Je suis entrée dans la maison et
j'ai rangé précieusement le flacon dans ma trousse de
toilette.»
«Quand je lui ai demandé ce qu'il allait faire, il a
ri et m'a dit: "Tu sais, ce que tout le monde fait."»
[Le dimanche matin] après le repas, O'Reilly entreprend son
long voyage de retour vers la France. «Il faisait déjà nuit
quand je suis arrivée à la frontière. Je suppose que c'était
parce que c'était un dimanche soir, mais c'est la seule fois
de ma vie où j'ai vu une file de voitures à un poste
douanier. On avait du mal à le croire, je n'avais vraiment
pas besoin de ça. En patientant dans la queue, j'ai commencé
à devenir nerveuse. Je tentais de me rassurer en me disant
que ma voiture de location avait peu de chances d'être
fouillée, mais si elle l'était? Et si j'étais prise et
arrêtée? J'avais mal à l'estomac. [...] Le drame a pris fin
quand on m'a fait signe de passer. J'ai poussé un soupir de
soulagement. Dieu merci, je m'en étais sortie.»
[Emma doit voir] Armstrong le lendemain matin, sur le
parking d'un McDonald's de la banlieue niçoise. Le rendez-
vous est prévu à 11 h 30, mais il est presque midi quand
elle arrive. Elle place le flacon de comprimés dans la poche
de la porte du conducteur pour faciliter les opérations.
Armstrong n'aime pas qu'on le fasse attendre et, en route,
elle l'a appelé pour s'excuser. «Je lui ai dit: «Excuse-moi,
je vais être en retard.» Il m'a répondu: «Non, ne t'en fais
pas, ça va aller.» C'était inhabituel de sa part.
En arrivant sur le parking du McDo, je me suis garée à
droite de la Passat bleue de Lance. Lance est sorti de la
voiture et je lui ai tendu le flacon. Tout s'est passé en
quelques secondes. Nous n'avons plus jamais reparlé de ce
voyage en Espagne.»
«Je vais faire comme les autres»
[...] Emma O'Reilly se souvient non seulement du Critérium
du Dauphiné libéré 1999 à cause des déboires de Vaughters
[coéquipier d'Amstrong] le dernier jour, mais aussi pour une
autre raison. «Un soir, pendant la course, je faisais un
massage à Lance, et il m'a dit que son taux d'hématocrite
(1) était à 41 ce jour-là. Sans réfléchir, je lui ai
répondu: «Mais c'est terrible, 41, qu'est-ce que tu vas
faire?» Tout le monde dans le cyclisme sait qu'on ne peut
pas gagner avec un taux de 41. Il m'a regardé et m'a dit:
«Emma, tu sais ce que je vais faire, je vais faire comme les
autres.» J'ai pensé: «Mon Dieu, ouais.» J'avais l'air
stupide de lui demander ça. Je l'ai noté dans mon agenda: «L
était à 41 aujourd'hui et quand je lui ai demandé ce qu'il
allait faire, il a ri et m'a dit: «Tu sais, ce que tout le
monde fait.» Je savais exactement ce qu'il allait faire.»
Lance veut du maquillage
[...] Le Tour de France 1999 prend le départ un samedi, le 3
juillet. La veille, les coureurs se présentent à l'examen
médical pour savoir s'ils sont aptes à courir trois
semaines. Même si cette cérémonie officielle est plus
organisée pour les médias que pour des raisons médicales,
les coureurs ne peuvent y couper. Un coureur du niveau de
Lance Armstrong sait très bien que lorsqu'on lui prendra la
tension, lorsqu'on mesurera sa capacité respiratoire ou son
rythme cardiaque, les photographes seront là. Mais ce jour-
là, pourtant, il y a un problème.
«Lance m'a demandé, se souvient O'Reilly, de chercher dans
mon nécessaire à maquillage si j'avais quelque chose pour
cacher les hématomes causés par les seringues sur son bras,
son bras droit si j'ai bonne mémoire. Son raisonnement était
qu'il ne voulait pas que des gens voient ces traces et se
mettent à soupçonner quelque chose. Je lui ai dit: «Lance,
il te faut quelque chose de plus costaud que ce que j'ai.»
C'était la première fois qu'on me demandait un truc pareil.
Sachant que mon maquillage ne servirait à rien, je suis
allée dans une boutique acheter un fond de teint couvrant.
Il se l'est étalé et nous avons rigolé, car je trouvais que
ça ne faisait pas très bien.»
Les cyclistes reçoivent continuellement des piqûres de
vitamines et des perfusions de glucose. Pourquoi Armstrong
se donne-t-il tant de mal pour cacher des marques de piqûres
de seringue sur son bras? Quels sont les produits qui
peuvent être injectés à cet endroit du corps? Nous avons
demandé leur avis à plusieurs spécialistes.
Jean-Pierre de Mondenard, qui a exercé pendant dix ans dans
un centre pour enfants diabétiques, explique qu'une piqûre
injectée sur la face externe du haut d'un bras est très
spécifique: «Il s'agit d'un vaccin, d'insuline, d'EPO, ou
d'hormone de croissance. Tout ce qui est autorisé, les
vitamines, le fer, les produits de récupération, se fait
dans la fesse. A la rigueur, une intramusculaire peut
également se faire dans la cuisse. Le haut du bras ne permet
qu'une injection de faible profondeur, et donc l'usage de
petites aiguilles à insuline. Et il est plus facile de s'y
faire un hématome.»
[...]Qu'en pense ***** Voet, l'ancien soigneur de l'équipe
Festina, qui a vingt ans d' «expérience» en la matière? «En
haut du bras, on injectait l'hormone de croissance, l'EPO,
les corticoïdes ou encore les amphétamines, explique-t-il.
En fait, tout ce qui n'est pas «huileux». Les autres
produits, le fer, les vitamines par exemple, on les
injectait dans une fesse, dans un endroit où il y a assez de
«viande». Les piqûres dans le bras sont sous-cutanées. On
utilise des petites aiguilles genre insuline.»
Le fond de teint d'O'Reilly remplit son rôle, car le
contrôle médical se déroule sans incident. Le lendemain,
Armstrong court le prologue du Puy-du-Fou et écrase ses
rivaux au terme d'une performance éblouissante. «Quand il a
gagné, nous sommes tombés raides», dit O'Reilly.
[...]
Positif aux corticoïdes
L'étape du lendemain rallie Montaigu à Challans, dans
l'ouest de la France, et Armstrong réussit à garder le
maillot jaune. A ce titre, il doit à nouveau se soumettre au
contrôle antidopage. Ce 4 juillet, jour de fête nationale
dans son pays, Armstrong est contrôlé positif. On trouve
dans ses urines des traces de triamcinolone acétonide, un
corticoïde de synthèse à action retard qui ne peut émaner en
aucun cas d'une sécrétion naturelle. [...] Problème,
toutefois: sur le procès-verbal du contrôle médical
d'Armstrong réalisé à Challans, dans la colonne «Médicaments
pris», il est écrit: «néant». Le contrôle a eu lieu le
dimanche soir à 17 heures et deux semaines s'écoulent avant
que le résultat positif d'Armstrong soit éventé par le
quotidien Le Monde.
Le surlendemain, la course reprend avec une étape dans les
Pyrénées, qui arrive dans la station de sports d'hiver de
Piau-Engaly. Armstrong a récupéré le maillot jaune,
abandonné deux jours après son prologue au Puy-du-Fou, et il
contrôle la course de main de maître. Ce soir-là, il prend
l'hélicoptère pour revenir de l'arrivée, survolant les
embouteillages, et arrive à l'hôtel de l'équipe bien avant
ses coéquipiers. O'Reilly fait partie de ceux qui sont
coincés sur la route, mais elle se console en pensant
qu'elle aura moins de travail le soir.
«Ils ont conclu: douleur à la selle, pommade aux
corticoïdes, avec une ordonnance antidatée»
«L'un de mes trois coureurs, Jonathan Vaughters, avait déjà
dû abandonner et il ne me restait que Lance et Kevin
Livingston. En prenant l'hélicoptère, Lance allait arriver
environ deux heures avant nous, et je pensais qu'il aurait
demandé à un autre soigneur de lui faire son massage. Il
avait besoin de manger et de dormir autant qu'il pouvait. Et
je pensais: «Bon, je n'aurai qu'à m'occuper de Kevin ce
soir, ce ne sera pas trop mal.» Mais, quand je suis arrivée
à l'hôtel, il était là, assis sur son lit, à m'attendre.
J'ai trouvé ça mignon.»
Dès l'après-midi, Le Monde, dont l'un des journalistes a vu
une copie du résultat, a essayé d'obtenir une réaction de
l'équipe US Postal au papier qui venait de paraître à Paris,
selon lequel Armstrong avait été contrôlé positif aux
corticoïdes. [...]
Selon O'Reilly, la réponse de l'US Postal a été mise au
point pendant son massage tardif à Armstrong ce soir-là.
«Deux membres du staff de l'US Postal ont passé un moment
dans la pièce. Ils parlaient en disant: «Qu'est- ce qu'on va
faire, qu'est-ce qu'on va faire? Restons calmes, restons
groupés, pas de panique, il faut qu'on ait tous la même
histoire en sortant d'ici.» On avait l'impression que la
merde allait sortir et il fallait trouver une explication.
Et c'est ce qu'ils ont conclu: douleur à la selle, pommade
aux corticoïdes, avec une ordonnance antidatée. Je savais
déjà pour le corticoïde, car Lance me l'avait dit. Il
m'avait dit qu'il avait pris un corticoïde avant ou pendant
la Route du Sud, le mois précédent, et il pensait qu'il
serait OK pour le Tour. Il pensait que le produit avait été
complètement éliminé de son organisme, mais, sans qu'on
comprenne pourquoi, il est réapparu. Je ne me souviens pas
d'avoir jamais entendu parler d'une douleur à la selle au
départ du Tour de France, mais, de toute façon, il m'a dit
de façon catégorique que ce n'était pas la pommade. Plus
tard, ce soir-là, il y a eu un branle-bas de combat pour
trouver Luis [del Moral, le médecin de l'équipe], qui devait
établir l'ordonnance.» Raison officielle, donc: une
dermatite allergique à la selle.
«Maintenant, tu en sais assez pour me faire tomber»
Ce mardi soir, Armstrong dira à O'Reilly, d'un air piteux:
«Maintenant, Emma, tu en sais assez pour me faire tomber.»
Une remarque si saisissante que c'est la dernière chose
qu'Emma a notée dans son agenda à la date du 20 juillet.
(1) Taux de globules rouges dans le sang. L'EPO, considéré
comme un produit dopant, permet de le faire augmenter et
d'améliorer les performances des coureurs.